Régis Loisel

La Quête de l'oiseau du temps #1 La conque de ramor
As a book 01/1983 [ Preface (in 2nd edition) FRA | ENG ]

Preface

C'est en 1975 que j'ai, pour Ia première fois, rencontré Serge Le Tendre et Régis Loisel. Tout le monde, en ce temps là était encore résolument borbu et chevelu ; les slogans de Mai 68 et les hymnes de Woodstock se répondalent en écho, dans les mémoires, dans les gestes, dans les attitudes. 1984 n'était alors que le titre de la sombre utopie d'un anglais mort dans la dèche et la demi-folie : juste un repère, exempt de toute réalité et sltué très loin là-bas, dans un avenir dont on n'avait cure...

L‘heure n'était pas précisément à la morosité ni au désenchantement : le public francais venait tout juste de découvrir l'œuvre de Tolkien, les libraires parisiens importaient à tour de bras les paperbacks de Lord Dunsany, John Norman et Zélazny ; par un étrange effet de féed-back, on découvrait les admirables illustrations des Rackham, Dulac et autrés Nielsen ; on s'épinglait du Frazetta plein les murs, du Génésis plein les oreilles.

La Bande Dessineé vivait, elle aussi, de trés riches heures. Mandryka, Gotlib et Bretecher, le trio infernal qui animait un trimestriel iconoclaste nommé "L'Echo des Savanes," nous avaient fait hurler de rlre ; dans un genre diamétralement opposé, mais avec une mëme intensité d'émotion, nous avions découvert les espaces et les rëves infinis du Space Opera, à travers les visons délirantes et sombres d'un certain Philippe Druillet.

Dans les officines spécialisées et dans certains (rares) kiosques à journaux, un magazine répondant au titre étrange de "Métal Hurlant", venait d'apparaitre entre "L'Echo" et "Mormoil". On l'aura compris : la presse B.D. vivait, elle aussi, des années d'exception ! Au foisonnement des idées et des talents, répandait, tout aussi grisant, celui des équipes de rédaction et des projets d'édition. Loisel, Le Tendre, Cabanes, Taffin, Loro et quelques autres venaient de lancer leur propre revue, un trimestriel de petit format (mais de haute tenue !) baptisé "Tousse Bourin". C'est lors de la fête qu'avait occasionnée son lancement, que prit corps le projet de création d'"Imagine", autre trimestriel dont je fus coordinateur, l'espace d'une brève existence de 3 numéros. Toutefois, au sommaire de sa première livraison, s'alignaient les noms de Floch, Goetzlnger, Lob, Solé, Desimon, et bien sûr, ceux de Loisel et Le Tendre ; disons-le sans fausse pudeur : nous n'avions pas mauvais goût !

Régis Loisel avait déjà publié, de-ci de-là - et entre autres dans "Pilote" - quelques courtes histoires dont le graphisme et les atmosphères m'avaient séduit au point de découper et d'archiver ces planches. Dans "Tousse Bourin", il donnait, avec ses "Nocturnes" (repris en volume quelques années plus tard aux éditions Kesselring), pleine mesure à son originalité et à sa liberté d'invention. L'ami Le Tendre participait lui aussi, tout autant à l'aventure : il écrivait nombre de scénarios - notamment pour Loisel et Cobanes -, ainsi que de courtes fables ou nouvelles drôlatiques, empreintes tout autant de merveilleux que d'humour noir.

Ainsi la première mouture de "La Quête" fut-elle réalisée ; je tenais, à I'époque, une librairie dans une petite rue du Quartier Latin, à deux pas du Théâtre de l'Odéon. Alexis, ainsi que Jacques Lab (ils travaillaient alors sur une première version du "Transperceneige") descendaient souvent dans l'hôtel vls-à-vis. Floch sillonnait le quartier sur un solex déglingué, ses longs cheveux au vent. Les jours de soleil, c'était Régis Loisel qui empruntait la rue, emmenant son fils dans les jardins du Luxembourg... Un jour, il s'est arrêté à la librairie ; il avait amené son carton à dessin. Entre deux présentoirs, il l'a ouvert et, tout slmplement, m'a montré ses planches. Non comme quelque artiste infatué de son œuvre : comme un artisan terriblement exigeant, et fier de sa propre exigence. Mais Dieu, comment peut-on rester si simple, lorsqu'on fait de si belles choses !

Quelques jours plus tard, c'était à Serge Le Tendre de s'installer, le coude callé entre deux piles de nouveautés, la casquette enfoncée sur le sourcil, le geste vif, évocateur, l'œil malicieux, tendre (sans jeu de mot !) et ironique…

Pélisse, Bragon, Mara, le Fourreux, les Lopvents, la légendaire Terre d'Akbar : il m'a tout raconté, ménageant ses effets, modulant de la voix les discours et exclamations de chaque personnage, mimant les scènes les plus effroyables, les plus merveilleuses ou les plus drôles ! Dire qu'il "possédait" son histoire serait en decà de la vérité : c'était elle qui déjà le possedait !

La suite, ce sont ces 12 planches noir et blanc, prépubliées dans "Imagine". Puis la disparition d'"Imagine". Et de "Tousse Bourin". Et de "Mormoil". Et de cette librairie où nous nous étions rencontrés.

Changements de temps et de décors. Changements de mentalités… On le savait, Jodorawsky ne tournerait pas "Dune", mais Spielberg par contre, préparait "Star Wars" ; Ballard rêvait de jouir et de mourir au volant d'une voiture ; déjà les Sex Pistols aiguisaient leurs rictus...

Curieusement, l'évocation de cette période n'alimente de ma part, aucune forme de nostalgie. Dans mon souvenir, je me la remémore comme représentant une sorte de répétition : en noir et blanc, sur des papiers médiocres, et devant des parterres-pardon : des abonnés-clairsemés, Loisel et Le Tendre, comme Floch, Cabanes ou Taffin, ont appris à placer leurs univers, leurs discours et leurs traits, comme des comédiens apprennent à placer leurs voix. Une sorte de préhistoire. Des cocons. Des limbes…

Aujourd'hui qu'ils sont entrés dans l'Histoire - celle tout au moins de la Bande Dessinée ! - il peut paraitre facile de dire qu'ils le méritaient ! Mais vous aussi, lecteurs, vous les méritiez ! Comme vous avez mérité, en les plébiscitant, les œuvres des Gotlib, Drulllet ou Moebius… Et je n'ai rien à ajouter à ce verdict, hormis qu'à ma joie de lire (et de relire) les fabuleuses aventures du Chevalier Bragon et de la divine Pélisse, s'ajoute le plaisir secret de me savoir l'ami de leurs démiurges et maitrés : les sieurs Le Tendre et Loisel.

RODOLPHE
Novembre 1985